Décision CE n°320295

Mots clés :
Ps-c ; zone de violence et zone de conflit ; articulation entre la menace individuelle et degré de violence généralisée

Analyse de la décision

Faits et procédure :

1) Par une décision du 19 mai 2006, l’OFPRA refuse à un ressortissant sri lankais, originaire de Batticaloa, la qualité de réfugié et le bénéfice de la protection subsidiaire.

2) La CNDA, saisie du recours contre cette décision, lui accorde le 27 juin 2008, le bénéfice de la protection subsidiaire sur le fondement de l’article L.712-1 c) du CESEDA estimant que le Sri Lanka est en proie à un conflit armé.

3) L’OFPRA se pourvoit en cassation contre cette décision de la CNDA en tant qu’elle accorde à l’intéressé le bénéfice de cette protection. Le CE se prononce alors sur ce recours.

 

Questions soulevées :

Est-il nécessaire, pour l’application de l’article L. 712-1, c) du Ceseda prévoyant une protection subsidiaire pour les civils issus de zone de conflit, que la violence et la situation de conflit armé coexistent en tout point sur la même zone géographique ?

 

Comment concilier l’exigence d’individualisation des craintes de cette disposition avec le caractère aveugle de la violence liée au conflit armé ?

 

 

Solution :

Le Conseil d’Etat rejette le pourvoi de l’OFPRA et considère que la CNDA n’a commis aucune erreur de droit :

D'une part, il estime qu'il n'est pas nécessaire pour obtenir la PS que la violence et la situation de conflit armé coexistent en tout point sur la même zone géographique et que la violence généralisée à l’origine de la menace justifiant la demande de protection subsidiaire est inhérente à une situation de conflit armée et la caractérise.

 

D'autre part, il considère que « l'existence d’une menace grave, directe et individuelle contre la vie ou la personne d’un demandeur à la protection subsidiaire n’est pas subordonnée à la condition qu’il rapporte la preuve qu’il est visé spécifiquement en raison d’éléments propres à sa situation personnelle dès lors que le degré de violence aveugle caractérisant le conflit armé atteint un niveau si élevé qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’un civil renvoyé dans le pays ou la région concernés courrait, du seul fait de sa présence sur le territoire, un risque réel de subir lesdites menaces ».

 

La CNDA a donc correctement motivé sa position s'agissant du niveau de violence dans la région d'origine du requérant en relevant qu'il n'existait aucune garantie de sécurité dans le district de Batticaloa en dépit du contrôle récent exercé sur la zone par l’armée sri lankaise ainsi que de graves violations du droit international humanitaire sur les populations civiles de la part de toutes les parties au conflit.

 

 

Elle a par ailleurs, à bon droit, estimé qu'il n'était pas nécessaire d'individualiser les craintes du requérant au regard du niveau de violence élevé précédemment qualifié.

 

Portée :

 

Cet arrêt constitue la décision de principe s’agissant des modalités d'application de la PS-c par les instances de l'asile françaises et apparaissait nécessaire pour concilier la situation de violence aveugle avec l’exigence de menaces individuelles telle qu'elle ressortait de la rédaction de l'article L. 712-1, c) du Ceseda : «une menace grave, directe et individuelle contre sa vie ou sa personne en raison d'une violence généralisée résultant d'une situation de conflit armé interne ou international »[1].

 

La position du Conseil d'Etat est largement inspirée de l'affaire Elgafaji (C-465/07), jugée le 17 février 2009 par Cour de justice de l’Union européenne en 2009 (CJCE, 17 févr. 2009, Aff. C-465/07, Elgafaji). Dans ce dernier, la CJUE avait considéré que l'exigence d'individualisation des craintes d'un demandeur issu d'une zone de conflit devait être proportionnelle au niveau de violence liée au conflit armée dans la zone dont il est originaire.

 

La solution retenue par la CJCE et par le Conseil d'Etat pose donc une exception au principe du droit d’asile selon lequel il revient à l’étranger d’établir qu’il est personnellement ciblé par des persécutions ou des menaces dans son pays d'origine. Ainsi, le demandeur n'a pas à établir ces craintes personnelles dans le cas très particulier où le degré de violence aveugle caractérisant le conflit armé atteint un niveau si élevé qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’un civil renvoyé dans le pays ou la région concernés courrait, du seul fait de sa présence sur le territoire, un risque réel pour sa sécurité.

 

A l'inverse, quand la violence n'atteint pas un niveau aussi élevé, il est nécessaire d'individualiser les craintes du requérant originaire de la zone de conflit.

 

Avant 2009 et l’arret Elgafaji, la CNDA avait une lecture littérale de l’article L712-1 c) et les individus devaient prouver l’existence d’une crainte individuelle. Par exemple dans l’arrêt (CNDA, SR, 27 juin 2008, B*, no 581505), la CNDA avait retenu certes l’existence d’une violence aveugle liée à un conflit armé, tout en retenant que le requérant, Tamoul du Sri Lanka, était personnellement menacé du fait qu’il avait été contraint d’apporter son soutien aux Tigres libérateurs de l’Eelam tamoul (LTTE). Ainsi, le contexte de violence aveugle ne remettait pas en cause l’exigence d’une personnalisation des menaces. La jurisprudence de l’asile a ainsi longtemps cherché à individualiser les craintes liées à un conflit armé sans évaluer le niveau de violence (par exemple, CRR, SR, 17 février 2006, 416162 ou encore décision CRR, SR, 17 février 2006, 497089, où le juge ne s'attarde pas, contrairement aux décisions plus actuelles, sur le niveau de violence généralisée régnant dans la région d’origine des requérants et se contente seulement de rappeler qu’il y a en Irak un « climat de violence généralisée résultant de la situation de conflit armé interne »)

 

Par ailleurs en 2020, la CNDA a ajouté un niveau de lecture supplémentaire s’agissant de l’individualisation des craintes de requérants issus d’une zone de conflit. En effet, dans cette décision, le juge se réfère à l’arrêt Elgafaji, qui distingue les atteintes relevant de la PS-a et de la PS-b, qui « présupposent un degré d’individualisation clair » et celles de la PS-c pour laquelle ce sont davantage des « éléments collectifs [qui] jouent un rôle important ». Par suite, après avoir constaté la gravité et l’intensité des violences déjà infligées « de manière intentionnelle et délibérée » dans le pays d’origine, il rattache les craintes des intéressés à la PS-b, quand bien même ils seraient originaires d’une zone de conflit (CNDA, 10 janvier 2020, n°18024308 et 18024309).

 

[1]Cette rédaction a été en vigueur jusqu'en 2015, mais celle applicable depuis reprend une formulation similaire : « une menace grave et individuelle contre sa vie ou sa personne en raison d'une violence qui peut s'étendre à des personnes sans considération de leur situation personnelle et résultant d'une situation de conflit armé interne ou international »

Statut de la décision : Rejet